Scène Première

TRIELLE.

Seul, debout devant son pupitre et comptant du bout de sa plume le nombre des lignes qu’il vient de pondre.

274, 276, 278, 280 et 285. — Encore trente lignes sensationnelles, dont une vingtaine d’alinéas, une décoction de points suspensifs et une coupure à effet pour finir ; si, avec cela, le lecteur ne se déclare pas satisfait, il pourra s’aller coucher. Quel métier !

(Il trempe sa plume dans l’encre, se dispose à écrire, soupire, s’étire, bâille longuement.)

Ça t’ennuie, hein ?… Allons, vieux, du courage. Prends ton huile de foie de morue !

(Il se décide et se met à la besogne, se dictant à lui-même à haute voix :)

Cependant, bien que l’antique horloge de Saint-Séverin eût depuis longtemps, dans le silence de la nuit, sonné, les trois coups de trois heures…

(S’interrompant.)

Les trois coups de trois heures !… Quel métier !

(Il ricane, hausse les épaules, puis poursuit :)

«… le vieillard continuait sa lente allée et venue. Un manteau de couleur foncée l’enveloppait des pieds à la tête, et des larmes échappées de ses yeux roulaient sur sa barbe de neige. »

(S’interrompant.)

C’est vertigineux d’ânerie…

(Il poursuit :)

« Ô honte ! murmurait-il, ô cruel attentat dont mon honneur, après vingt ans, garde encore la brûlure ardente !

(S’interrompant.)

… et troublant d’imbécillité.

(Il poursuit :)

« Quoi, je porterai éternellement le fardeau de mon humiliation ! Quoi, jusqu’aux portes du tombeau, je sentirai le sang de ma blessure couler lentement, goutte à goutte !

(S’interrompant.)

Ce petit ouvrage est tellement bête que rien ne l’égale en bêtise, sauf le lecteur qui s’en délecte.

(Il poursuit :)

« La neige s’était mise à tomber…

(Coups violents frappés dans la porte de droite.)

Bon ! ma femme, à présent.

(Il dépose sa plume. Nouvelle grêle de coups dans la porte.)

Eh ! une minute, que diable !

(Il va à la porte qu’il ouvre.)